Même le ciel sera vert
Ce matin-là, le bleu s’était emparé de toute la surface du ciel, sans contrastes ni nuances. Le gazon humide de rosée réverbérait plus ou moins sa lumière, qui se diffusait en halos à travers le feuillage du tilleul endormi. De ce coin de ciel monochrome émanait désormais une clarté picturale, dont la douceur minérale quasi biologique faisait naitre en moi l’apaisement d’un sentiment familier. Alangui dans l’espace immobile, ce n’est plus le bleu qui planait sur le Square Jean Ferrat, mais cette luminosité verte qui en émanait.
Sept heures quinze en cette matinée ourlée de vert. Sur les balcons derrière les platanes jonchant la rue Bordier, commençait à courir la rumeur du réveil de la Ville. J’ai croisé les mains dans le dos pour mieux figer le regard. Il fallait profiter un temps encore de cette imperceptible lévitation du corps ; planer sur cette existence à basse altitude. Et quand m’arriveront les premiers cris que l’espace aura transformés en symphonie urbaine, je regagnerai les quais de la station Quatre Chemins, dans ce mélange d’ennui et de mélancolie qui me procure une ivresse singulière.
C’est ainsi que le peintre Dorian Cohen nous transporte à l’orée de la Ville, dans ces lieux de convergence où l’on ne se rencontre jamais. Squares, parcs, zones pavillonnaires, ponts, bretelles d’autoroute, périphériques ; là où la tendance amène l’art au cœur de ces espaces (péri-)urbains comme pour en réécrire le récit, Dorian Cohen fait de ces urbanités ordinaires aux attraits délaissés son objet d’art. Selon une démarche renouvelée des maestri de la Renaissance italienne, le peintre se balade dans l’espace public et en revient pour nous révéler la beauté de ces paysages aménagés à la végétalisation luxuriante mais contenue évoquant une fin biodégradable. Peintes par touches fractionnées à la manière Cézannienne, les couleurs – celles de l’aube ou du crépuscule - plongent étrangement ces épicentres de la banalité dans une forme de mysticisme. L’écho perceptible d’un tumulte enfui de vie humaine appuie le propos.
C’est ainsi que la rêverie s’installe curieusement dans les espaces urbains où se placent les natures mortes de Dorian Cohen. Ces infrastructures routinières, presque naturelles, placées sans commentaires sous l’œil du contemplateur invitent l’esprit à muser. Créant un flottement de l’âme, la beauté se révèle alors en infraction aux lois de l’indifférence. À l’inverse de certains de ces prédécesseurs émérites de Hollande, les natures mortes de Dorian Cohen ne portent aucune ambition de petite bourgeoisie. Ces urbanités sont des zones neutres, endroits de passage ou points de ralliement avant la dispersion, où chacun est uni par le seul lien d’une communauté de destin. De leur banalité mystifiée, les œuvres de Dorian Cohen expriment peut-être la plus universelle et primitive des valeurs : le fait d’exister. « Même le ciel sera vert » est un aller direct à grande vitesse vers ces natures urbaines que d’aucuns croyaient mortes, où la rêverie et le souvenir entretiennent les liens les plus étroits.
Aubry Daerden